Les têtes parlantes, c’est ma traduction maison des « talking heads ». Il s’agit d’un concept qui désigne un long dialogue ininterrompu, avec peu ou pas de contexte, de narration. Un peu comme une pièce de théâtre, mais parfois même sans les didascalies…
C’est vrai qu’on peut lire des pièces de théâtre en livre, et on peut être happé par l’histoire et s’imaginer parfaitement ce qui se passe. Alors, pourquoi ne peut-on pas le faire dans un roman?
La réponse simple et purement technique, c’est que, dans une pièce de théâtre, le nom du personnage qui parle est signalé avant chaque réplique. Si, dans un roman avec de simples tirets, tu lésines trop sur les incises, la lectrice sera vite perdue entre les différents interlocuteurs (même s’ils ne sont que deux!).
La seconde réponse, c’est qu’on peut en réalité imiter un style « pièce de théâtre » dans un roman. Et si c’est fait avec parcimonie, pour créer un effet spécifique, pourquoi pas? Mais, d’une manière générale, c’est à la fois sous-estimer la difficulté de l’art dramatique et se couper des avantages de la littérature que de s’en contenter.
Arthur Penn est un réalisateur américain qui a également beaucoup travaillé comme metteur en scène de théâtre. Son premier vrai succès cinématographique fut The Miracle Worker, à l’origine une pièce de théâtre qu’il avait mise en scène à Broadway.
Avec le recul, il regrette de ne pas avoir suffisamment adapté la pièce pour le cinéma, d’avoir réalisé un film qui restait trop proche d’une pièce de théâtre; c’est fascinant de le lire expliquer les différences entre le théâtre et le cinéma. Selon lui, l’une d’elles est que le théâtre s’appuie beaucoup plus sur le dialogue, alors que le cinéma dispose de techniques qui devraient permettre de rendre un film moins bavard (notamment la notion de « plans », lesquels dirigent l’attention des spectateurs sans avoir recours à des paroles).
Je pense qu’il en va de même pour la littérature. Celle-ci dispose d’autres techniques encore que le cinéma, certaines en plus, certaines en moins. Mais il est sûr qu’un roman n’accorde pas la même importance aux dialogues qu’une pièce de théâtre (ni même que le cinéma, d’ailleurs).
La bonne nouvelle, c’est que vos répliques n’ont pas à être aussi percutantes, aussi ciselées que si vous écriviez une pièce de théâtre. La mauvaise, c’est que vous devez apprendre les autres techniques qui rendent un dialogue vivant et réel.
Les incises
Ce qu’on appelle les propositions incises, ce sont ces bouts de phrases insérés dans une réplique, mais qui n’en font pas partie. Elles servent à préciser qui parle, mais pas seulement. L’exemple le plus simple et le plus classique est « dit-il ».
— Oui, ça me va, dit-il.
La partie en gras est l’incise.
En français, nous n’aimons pas les répétitions. Il s’agit donc d’éviter les suites de « dit-il », « dit-elle », « dit-il » etc. à chaque réplique. Pour autant, nous n’aimons pas non plus les synonymes approximatifs ou vraiment tirés par les cheveux. Ne nous sors pas le dictionnaire des synonymes juste pour éviter le verbe « dire »!
Heureusement, toutes les répliques n’ont pas besoin d’incise (et nous verrons plus tard un moyen pratique de les éviter). Cependant, les incises sont nécessaires pour signaler qui parle :
- dans le cas d’un dialogue avec plus de trois intervenants (parfois évitables si l’identité du locuteur est implicite dans la réplique; par exemple, « je suis sa meilleure amie, c’est moi qui le ferai »),
- après un paragraphe (y compris une ligne) de narration, si celui-ci n’introduit pas la réplique.
En plus d’être parfois nécessaires, elles peuvent être utiles pour préciser le ton, l’intention, l’attitude ou la gestuelle d’un personnage. Dit-il cela au premier degré, ou est-ce du sarcasme? Le dit-il avec bienveillance ou avec froideur? Est-ce qu’il arrête ce qu’il est en train de faire pour regarder son interlocuteur dans les yeux, ou est-ce qu’il parle tout en faisant autre chose?
Pour le coup, à l’inverse de l’exposition, beaucoup d’auteur·ices sous-estiment la quantité de précisions et de détails dont les lecteur·ices ont besoin pour comprendre le sens des répliques d’une part, et se représenter correctement la scène de l’autre.
L’idéal en écriture est de toujours de rechercher la variété, car la monotonie à tous les niveaux est ce qui crée l’ennui chez le lecteur. Alors, essaie de mélanger les répliques sans incise, les répliques avec une incise simple (comme « dit-elle » ou « répliqua-t-il ») et celles avec une incise plus développée (« s’écria-t-il en se précipitant vers elle », « confirma-t-elle avec un sourire satisfait », etc.).
La narration au milieu d’un dialogue
Si les incises ne sont pas toujours maîtrisées, ce qui crée le plus l’effet « têtes parlantes » est, de loin, l’absence de narration entre les répliques. Voici un exemple d’une phrase de narration (en gras) insérée entre deux répliques :
— Marie!
La jeune fille se retourna.
— Qu’est-ce qu’il y a?
On aurait aussi pu n’avoir que les deux répliques, mais tu n’aurais pas imaginé la scène de la même manière, n’est-ce pas? En fait, peut-être que tu n’aurais pas du tout su comment l’imaginer, alors que même une petite phrase de contexte suffit à peindre un tableau, à dessiner les contours de l’interaction.
Évidemment, tout est dans le dosage. On ne veut pas être interrompu à chaque réplique pour qu’on nous explique ce que font ou pensent les uns et les autres. Mais réinjecter régulièrement un peu de contexte, un peu de perceptions sensorielles, ou quelques pensées du personnage de point de vue qu’il ne partagera pas à voix haute, permet d’immerger réellement la lectrice dans la scène.
Attention! En plus de ne pas être trop fréquentes, ces passages de narration ne doivent pas être placés n’importe où.
Le premier endroit à éviter, c’est entre une question et sa réponse — à moins que la question soit très simple et que la ligne de narration soit très courte. Sinon, le lecteur risque d’oublier la question le temps que la réponse arrive.
L’idéal est de trouver une pause naturelle dans le dialogue. C’est là aussi, du reste, qu’il est le plus probable qu’un des interlocuteurs change de place, de position, d’attitude.
Enfin, un dernier aspect à considérer, c’est le personnage qui parle. Si tu nous décris une action d’un personnage, on aura automatiquement tendance à lui attribuer la réplique suivante. Illustration :
Thomas s’arrêta et regarda Laure.
— C’est vrai?
Qui a prononcé « c’est vrai »? Je ne l’ai pas précisé explicitement, mais, si tu es comme moi, tu as instinctivement pensé que c’était Thomas, plutôt que Laure.
Il y a deux raisons à cela : la première, c’est ce qu’on appelle « l’amorçage » en psychologie; c’est le fait qu’un premier stimulus va influencer la façon dont le second est apprécié. Ici, le premier stimulus, c’est que Thomas est le sujet de la phrase, il est l’auteur de l’action, il est celui sur lequel l’attention se concentre. Alors, quand ton cerveau cherche à attribuer la réplique à un personnage, c’est Thomas qui lui viendra en premier.
La seconde est logique et contextuelle : en général, on agit avant de parler. Comme je l’ai mentionné dans le précédent chapitre, notre langage corporel est partiellement inconscient; il est automatique. On réagit donc avec son corps plus vite qu’on ne compose la phrase que l’on va prononcer à voix haute.
Bien sûr, cela n’est pas toujours vrai non plus; on fait parfois suivre nos paroles d’une action. Dans ce cas, les incises viennent à notre secours pour lever l’ambiguïté : soit on intègre l’action à une incise (par exemple « répondit-il, avant de retourner à sa tâche »), soit, si on garde l’action dans une phrase de narration séparée, on indique par une incise que la réplique suivante est prononcée par l’autre personnage :
Thomas s’arrêta et regarda Laure.
— C’est vrai? dit-elle.
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