De temps en temps, je vois le débat ressurgir dans le milieu littéraire : si on veut devenir écrivain·e, faut-il ou non apprendre les règles de l’écriture?
Généralement, les partisan·es du non avancent que la littérature, c’est de l’art, et que l’art ne souffre aucune règle. De l’autre bord, on défend le fait qu’il faut apprendre les règles avant de pouvoir les transgresser.
Et s’il y avait une troisième réponse qui pouvait mettre tout le monde d’accord? (Ou presque, parce qu’il y aura toujours des irréductibles qui ne sont d’accord avec personne.) C’est ce que je te propose d’explorer aujourd’hui, à travers la notion d’intuition.
Et je vais commencer par poser une autre question : qu’est-ce qu’on entend exactement par « apprendre »?
As-tu appris ta langue maternelle?
Je vais prendre des exemples en lien avec les langues vivantes, puisque c’est le domaine dans lequel j’ai fait des études (je suis titulaire d’une licence de tchèque et d’une licence de polonais).
As-tu eu besoin d’apprendre le vocabulaire et les règles de grammaire du français pour pouvoir le parler? On pourrait répondre que oui, forcément… mais, si le français est ta langue maternelle, tu n’as pas appris cela dans des livres ou des formations. Tu les as apprises de façon inconsciente, par immersion et assimilation.
Certes, en tant que correctrice, je vois tous les jours des francophones natifs qui font des fautes parce qu’iels ignorent certaines règles. Mais iels en connaissent la plupart, dont de nombreuses qui mystifient tant d’étrangers qui tentent d’apprendre le français.
Si tu as eu l’occasion d’enseigner le français à des non-francophones, tu sais de quoi je parle… On se retrouve bête quand on nous demande pourquoi on dit ceci et pas cela. « Euh… C’est comme ça, c’est tout. » En fait, on n’avait même pas conscience qu’il existait une règle, jusqu’à ce que quelqu’un fasse une faute qu’un·e francophone ne ferait sans doute pas.
(C’est pour cela que l’enseignement du français langue étrangère est une compétence à part entière, distincte également de l’enseignement du français à des francophones. Je me suis aussi inscrite à un cursus de FLE à Paris III à l’époque, mais c’est tombé un semestre où c’était la grève, et je n’ai jamais pu en suivre un seul cours.)
Le polonais est aussi une langue à la grammaire notoirement complexe (7 cas, 5 genres, tous les noms, adjectifs, pronoms, déterminants, numéraux qui se déclinent; qui dit mieux?). Lorsque je vivais à Varsovie, j’ai eu comme élève un Polonais qui voulait apprendre le français parce qu’il était fan de Vanessa Paradis. Mais, dès l’instant où j’ai sorti le premier terme de grammaire, il m’a arrêtée :
Nominatif, accusatif, génitif… Pour lui, tout ça, c’était du charabia. Mais ça ne l’empêchait pas de décliner tous les mots parfaitement. Parce qu’il connaissait le polonais — non pas à travers ses règles, mais parce que c’était sa langue maternelle, tout simplement.
L’intuition : de la magie?
J’ai un dernier exemple, et ensuite je reviendrai à l’écriture. J’ai vécu en Italie lorsque j’avais entre trois et cinq ans, ce qui fait que j’ai appris l’italien de façon intuitive, juste à force de l’entendre à la garderie/maternelle (qui s’appelle l’asilo en italien, un quasi faux ami qui nous fait toujours rigoler).
Par la suite, j’ai donc appris plusieurs langues de la façon la plus scolaire qui soit : avec une grosse emphase sur la grammaire et peu d’occasions de pratiquer en situation réelle. J’ai fait deux ans de polonais à l’université avant de mettre les pieds en Pologne pour la première fois.
Et là, l’anecdote marrante est qu’à Varsovie, j’ai rencontré des Italiens. Et moi qui n’avais pas parlé italien depuis des années, j’ai surmonté ma gêne et ressorti mon italien poussiéreux. Au bout de deux phrases, mon interlocuteur a deviné que j’avais vécu en Toscane (j’ai l’accent toscan, moi? apparemment, oui, il y a un accent toscan).
Mais le plus surprenant, le plus magique, c’est que mon cerveau ne connaissait aucune règle… mais il avait un sens intuitif de ce qui était juste ou faux (à peu près, je fais aussi pas mal de fautes). Comme quand on parle sa langue natale, au fond; sauf que, quand on l’utilise tous les jours, on n’y réfléchit même pas.
Cette fois, je devais bel et bien réfléchir… mais, au lieu de penser « c’est la deuxième personne du singulier du présent, donc la terminaison doit être… », comme je le faisais pour le polonais, tout ce j’avais était : « ça sonne juste; je ne peux pas le justifier de façon objective ou rationnelle, mais je le sens ».
Et pour l’écriture, ça donne quoi?
Ce que je viens de décrire, c’est l’intuition. L’intuition nous donne souvent cette impression de magie ou d’irrationalité, parce qu’on est incapable de l’expliquer. Mais, en réalité, ce n’est ni magique ni irrationnel : c’est juste qu’on fait appel à un apprentissage inconscient. À une connaissance qui a été assimilée sans processus délibéré.
Tout comme la langue, l’art d’écrire et de raconter des histoires peut être intuitif, et peut s’apprendre par immersion, assimilation et pratique, plutôt qu’en passant par la connaissance objective des règles.
Peut-on bien écrire sans apprendre les règles du récit et de l’écriture? Je ne crois pas. Mais il y a plusieurs façons d’apprendre.
La vraie question, pour moi, est donc : quelle méthode d’apprentissage est la meilleure pour toi?
Et cette question n’a pas de réponse simple; il faut généralement tester et tâtonner pour découvrir ce qui nous convient le mieux.
De plus, rien n’est blanc ou noir. Il ne s’agit pas ici de choisir un camp. Il s’agit de piocher les outils qui te seront utiles pour progresser dans l’écriture et dans ta carrière.
On peut être intuitive à divers degrés, ou intuitif à propos de différents aspects de l’écriture.
Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a pas d’approche qui vaut mieux qu’une autre dans l’absolu. La meilleure, c’est uniquement celle qui t’aide à accomplir tes objectifs. Cela ressemble à une platitude, mais, lorsque nos croyances inconscientes s’en mêlent, tout peut vite devenir beaucoup plus confus…
Quelques mythes à déboulonner
Talent et création
Des préjugés, il y en a des deux côtés. Chez les écrivains intuitifs, cette sensation de « magie » et le fait de n’avoir pas formellement appris l’écriture conduit parfois à la croyance en un « talent » qu’on n’a ou qu’on n’a pas. Or, le talent est juste un savoir-faire, peu importe comment on l’a acquis!
De même, on trouve chez certains de ces écrivain·es, surtout s’iels ont bâti une carrière à la force de leur intuition, une méfiance, voire un mépris envers les directeur·ices littéraires, dont le travail viendrait empiéter sur la souveraineté créatrice de l’auteur·ice.
En tant qu’autrice-éditrice qui trouve beaucoup plus facile d’identifier les faiblesses d’un manuscrit que de réécrire ses propres textes, je peux t’assurer qu’offrir une perspective extérieure ne fera jamais de personne un·e écrivain·e — donc, à mon sens, il n’y a pas de réel chevauchement entre les deux compétences. L’écrivain·e, c’est cellui qui écrit et réécrit, point final. (Et iel est toujours libre d’accepter ou de rejeter mes suggestions.)
Doutes et blocage d’écriture
Inversement, l’apprentissage par les règles peut paraître très séduisant si tu as un profil comme le mien : bonne à l’école, intello, analytique, qui aime tout comprendre et tout décortiquer — mais aussi perfectionniste, qui aime suivre les règles, colorier à l’intérieur des lignes et ne pas se tromper.
Sans même que tu en aies toujours l’intention, cela peut t’amener à privilégier l’apprentissage formel à la pratique et à l’expérimentation… mais aussi, pour peu que ta confiance en toi soit fragile, à considérer que ton roman ne peut pas être si bon que ça tant que tu n’es pas capable d’y appliquer consciemment les conseils d’écriture qu’on te donne.
Le piège, c’est que, quand on écrit mieux de façon intuitive, essayer d’apprendre et d’appliquer les règles a toutes les chances d’interférer avec notre intuition, et donc de paralyser notre créativité. Cela se traduira souvent par un blocage, qui peut aller jusqu’au burnout si on s’obstine assez longtemps — j’en ai, hélas, fait la douloureuse expérience.
Et je veux bien préciser que ce risque ne concerne pas que le premier jet. J’entends ou lis régulièrement qu’il faudrait savoir être créative et libre (intuitive?) lors du premier jet, puis critique et analytique lors des révisions.
Or, d’une part, tout le monde n’écrit pas par « jets » successifs; beaucoup d’écrivains intuitifs, justement, ont besoin de réviser et d’écrire tout en même temps. D’autre part, comme je le disais plus haut, réécrire est aussi une faculté créative, et les injonctions et les règles d’écriture peuvent tout aussi bien nous bloquer à cette étape-là.
Et l’édition dans tout ça?
Pour ma part, je me sers beaucoup de la théorie en temps qu’éditrice — pas pour déceler les erreurs, jamais; parce que je ne crois pas aux « erreurs d’écriture » et que j’édite comme j’écris, de façon intuitive. Mais, lorsque vient le temps de communiquer mon intuition aux auteur·ices, là, j’ai recours à ma capacité d’analyse et d’objectivation et aux règles afin de justifier mon propos, et aussi de permettre à l’auteur·ice d’assimiler la connaissance, s’iel est ce type d’écrivain·e.
En tant qu’éditrice, je ne te laisserai jamais avec « c’est comme ça, c’est tout » pour seule explication. En fait, si je suis incapable de trouver une bonne raison pour critiquer quelque chose, je m’en abstiens. C’est probablement le signe qu’il s’agit simplement d’une préférence personnelle. À la rigueur, je le signale en tant qu’élément qui peut diviser le lectorat.
Et oui, ça requiert de faire un travail permanent d’approfondissement et de mise à jour de nos connaissances en tant qu’éditeur·ices, ainsi qu’un travail sur soi par rapport à nos biais. Mon autre formation universitaire est en philosophie politique, et j’ai aussi eu l’occasion de travailler avec et en tant que relectrice sensible…
Je crois fort, fort en la magie de l’intuition, mais ce n’est pas une excuse pour nos préjugés racistes, sexistes, LGBT-phobes etc., que nous avons tous·tes intégrés par immersion et assimilation, malheureusement.
Pour conclure, juste au cas où ce n’était pas entièrement clair, la méthode d’apprentissage intuitive de l’écriture consiste en général à lire énormément (le plus varié possible à travers les genres, les époques, les cultures), à écrire énormément — et à accepter que beaucoup de ce qu’on écrira sera bon pour la poubelle. C’est le prix à payer pour ne pas avoir à suivre les règles.
As-tu aimé cet article? Il s’agit d’une version longue et remaniée d’une lettre que j’ai envoyée à mes abonné·es en 2023. Si tu aimerais recevoir mes prochaines réflexions dans ta boîte aux lettres, inscris-toi à mon infolettre! (formulaire d’inscription en bas de la page)